Interview de Veronique Riches-Flores, Présidente de Riches-Flores research
L’économie mondiale tourne au ralenti et pourtant les marchés actions sont à des niveaux très élevés. Pourquoi ce paradoxe ?
Le paradoxe de la situation actuelle me semble, principalement, s’expliquer par un phénomène : en 2022 et début 2023, les banques centrales ont resserré leur politique monétaire de manière exceptionnelle, pour ne pas dire historique, sans pour autant, parvenir à réduire les liquidités mondiales, toujours considérables. Ces dernières entretiennent une forte demande de placements qui tend à rendre les investisseurs moins regardants sur la justesse des prix payés pour l’acquisition d’actifs. La moindre occasion positive d’investir est, dès lors, saisie, au risque d’enfler les prix dans des proportions sans commune mesure avec leur valeur fondamentale, ce qui est typique des phénomènes de bulles. L’envolée récente des valeurs de technologie, les fameux « sept magnifiques » de la bourse américaine, à savoir ces sept valeurs de la tech américaine qui profitent des perspectives offertes par l’intelligence artificielle en est une bonne illustration. L’attrait pour ce secteur et ces valeurs est compréhensible mais son amplitude est disproportionnée. Les excès de liquidité ont pour effet de réduire l’aversion aux risques des investisseurs, malgré une conjoncture très dégradée et particulièrement fragile en ce début 2024.
Comment mesure-t-on cet excès de liquidité ?
Le rapport de l’évolution de la masse monétaire mondiale au PIB nominal permet d’en avoir une idée : celui-ci s’est envolé sous l’influence des politiques monétaires quantitatives menées au cours des quinze dernières années et qui se sont nettement accélérées lors de la première vague du Covid en 2020. Entre le début et la fin de l’année 2020, la masse des liquidités rapportée au PIB mondial a augmenté de plus de 25 points de PIB, le quart de ce dernier ! Le plus surprenant est néanmoins que ces excès n’aient pas été résorbés par la suite. L’inflation en a mangé une « partie » et les politiques restrictives des banques centrales une autre, mais pas assez pour retrouver la situation d’avant Covid, sans parler de la moyenne de long terme, abandonnée depuis la crise de 2008. Les banques centrales européennes et américaines ne réduisent la taille de leur bilan qu’à pas comptés, la Banque du Japon continue ses injections de liquidités et en 2023, la Chine a ouvert les vannes monétaires. Résultat, les liquidités au niveau mondial sont aujourd’hui encore supérieures de 10 points de base à leur niveau de 2020. La conséquence de cet excès de liquidité est l’accroissement des valorisations des actifs financiers.
Les marchés financiers ne placent-ils pas trop d’espoir dans une prochaine baisse des taux d’intérêt ?
Si ! Il est très probable que les banques centrales ne baisseront pas leurs taux autant qu’attendu par les marchés. Surtout s’agissant de la Fed. La question centrale pour l’une comme pour l’autre reste celle de l’inflation. Aux Etats-Unis, loin du reflux espéré, l’inflation est globalement stable depuis cinq mois et ce, alors même qu’elle est poussée à la baisse par des effets de base très importants liés à la récente décrue des prix de l’énergie. Or ces effets de base se dissipent progressivement : les risques que l’inflation sous-jacente réaccélère d’ici peu sont donc très élevés. Mais les marchés ne semblent pas s’en soucier et sont, jusqu’alors, plutôt confortés par la Fed. Dans ce contexte, si la Fed se montre trop indulgente cela aura pour conséquence immédiate de souffler sur les braises encore chaudes et relancer l’inflation. Aux niveaux actuels des marchés actions, toute détente monétaire trop importante risquerait d’enfler la bulle qui existe sur les marchés action et pourrait in fine créer les conditions d’une correction majeure, à terme.
Est-ce à dire qu’il n’y aura pas de baisse des taux de la Fed ?
Dans tous les cas, la fenêtre de tir se referme rapidement, d’autant que les prix du pétrole commencent à remonter et que les tensions restent fortes sur ceux de l’alimentaire. Une grande partie de la baisse récente de l’inflation est due aux effets de base énergétiques, mais maintenant que ceux-ci se dissipent, l’inflation pourrait avoir du mal à refluer davantage. La croissance de la demande est encore relativement solide aux Etats-Unis, entretenue par la politique budgétaire très accommodante de l’administration Biden et, simultanément, par des effets richesse inédits liés à l’envolée des prix d’actifs financiers et immobiliers depuis 2020.
Par ailleurs, si la Fed se montre trop indulgente, elle risque de réactiver sans délai les tensions sur les prix mondiaux des matières premières et, donc, les tensions inflationnistes. Un mauvais dosage de sa politique monétaire pourrait donc se retourner contre elle de sorte qu’on ne peut pas exclure que la Fed soit acculée, à terme, à de nouveaux resserrements monétaires si elle précipite un assouplissement trop précoce. Les excès de liquidités exigent des banques centrales qu’elles soient particulièrement crédibles dans leur posture.
Est-ce la même problématique pour la Banque centrale européenne ?
La situation est un peu différente en Europe où les politiques budgétaires vont clairement devenir plus restrictives à cause des déficits trop élevés. La BCE peut donc difficilement conserver une politique monétaire trop restrictive d’autant que l’Allemagne est dans une situation économique très compliquée. Le marché immobilier allemand, par exemple, accuse une baisse de 20% ce qui n’est pas encore le cas en France. Des taux trop élevés sont donc problématiques. Mais la BCE est également coincée par la persistance de l’inflation et n’a donc pas beaucoup de marge de manœuvre. In fine, là aussi, je ne parierai pas sur des mouvements de baisse des taux très importants.
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